Interdiction de la chasse à la glu : “Chez certains écologistes, les chasses dites traditionnelles apparaissent comme une variable d’ajustement”
Du rififi dans le monde de la chasse. Alors que la Commission européenne a donné trois mois à la France pour “réexaminer ses méthodes de capture d’oiseaux“, les chasseurs réclament le maintien de la chasse à la glu. La pratique est donc désormais dans le collimateur de la ministre de la Transition écologique… Ce qui est loin de ravir les fédérations des chasseurs. Barbara Pompili serait-elle forcément en désaccord avec ceux qui revendiquent être les “premiers écologistes de France” ? Décryptage avec Christophe Baticle, docteur en socio-anthropologie, auteur de plusieurs études et thèses sur les pratiques de la chasse et l’environnement.
Marianne : Les chasseurs sont vent debout contre le non-renouvellement des quotas pour la chasse à la glu décidé par la ministre de la Transition écologique Barbara Pompili. Quelle est votre position sur cette pratique et l’interdiction ?
Christophe Baticle : En tant que sociologue je m’interdis d’avoir une position, car elle altérerait la nécessaire prise de distance. En termes d’analyse, c’est un véritable serpent de mer qui sinue depuis la fin des années 1970, en France. De leur côté, les chasseurs vont dire qu’on les met dans l’illégalité, une loi de 1988 ayant statué sur le “prélèvement” spécifique d'”espèces”. Les écologistes vont le présenter comme un sens de l’histoire presque téléologique. Ça me semble plus compliqué.
Objectivement, la chasse à la glu n’est pas réellement de la chasse, mais du piégeage. Dans le piège, la notion de ruse est primordiale avec l’idée de contourner l’attention de l’animal, ce qui est aujourd’hui perçu comme quelque chose de “pervers”. On sent que ça affecte profondément nos sociétés désormais.
Le problème posé est que beaucoup d’oiseaux finissent englués et qu’il est impossible de ne cibler que les espèces voulues. Peut-on concilier ce type de pratiques avec les attentes de la société ?
C’est un sujet qui concerne plus le politique que le sociologue. Concilier, c’est parfois faire taire le débat. Or, le conflit a une dimension heuristique, il fait émerger du savoir, des enjeux profonds, et permet de donner voix au chapitre. Ce qui nous amène à un vrai débat sur : quelle conception de l’écologie nos sociétés vont faire émerger, où se trouvent les enjeux de fond pour sauvegarder l’environnement dont l’humanité est tributaire ? Ici, un débat conflictuel n’est pas forcément à rejeter.
Si la sélectivité est apparue, c’est au nom du principe de précaution. La question reste les quantités nécessaires à la sauvegarde. Là où le bât blesse, c’est que ces modes de capture (non létale pour la glu) concernent de très petits effectifs d’oiseaux. L’enjeu s’avère symbolique et relève en fait du champ de la morale.
Qui devrait avoir le rôle de décision sur la sauvegarde ?
Pour le moment ce sont plutôt les scientifiques puis un arbitrage politique. On l’a vu avec le Covid-19. Les scientifiques sont mis dans une posture qu’ils ne souhaitent pas toujours. En démocratie, ils ne devraient pas avoir à décider mais simplement informer quant à leurs connaissances.
La démocratie représentative connaît une crise. Le politique est appelé à favoriser la participation citoyenne, chasseurs comme antis et même tout citoyen intéressé, sinon on risque de retomber dans ce qu’on a observé avec les gilets jaunes : ce sentiment que tout se décide dans un lieu obscur, lointain, avec des personnes qui complotent entre elles. Mais un débat productif est un débat lucide.
Les choix qui sont pris sont donc déconnectés de la réalité ?
Pas toujours, mais le terrain est extrêmement pluriel, alors qu’on décide d’une législation qui s’applique partout. Les locaux ne comprennent pas forcément les décisions. Chez eux, un animal précis peut poser un problème qui ne sera pas pris en compte. L’environnement est tellement riche que toute législation rate en partie son objectif. C’est le produit de l’uniformisation des législations, comme avec les 80 km/h. Si l’on veut la compréhension, la modulation locale est une possibilité.
Le référendum pour les animaux souhaite interdire chasse à courre, déterrage et « chasses traditionnelles ». On y parle de « jeu où l’on torture un animal dans le seul objectif de se divertir ». Quel avenir pour les chasseurs dès lors qu’ils sont classés dans la case « sadique » ?
J’ai suivi des chasseurs pendant près de 30 ans. Je n’ai observé qu’une seule fois un comportement haineux à l’égard d’un animal. Quant au sadisme, l’écologiste Jean-Marie Pelt nous invitait à abandonner cette hypothèse.
La chasse à courre équestre est surtout sociologiquement typée.
Pour mieux comprendre il faut plutôt revenir à la notion de « bonne mort » (cf. Sergio Dalla Bernardina). À l’époque de Molière, la bonne mort c’était l’agonie vue comme un passage vers Dieu. Il était important de préparer son départ, rencontrer ses proches une dernière fois et se montrer sur son lit de mort. Aujourd’hui la bonne mort c’est un coup sec, rapide, sans douleur. Paradoxalement, c’est la procédure des tendelles [piégeage des grives avec une pierre plate, ndlr].
Dans le débat sur la chasse à courre, ce qui ressort est la manière de concevoir la bonne mort dans notre société.
En ce qui concerne les chasses dites traditionnelles, on oublie parfois qu’elles relèvent souvent du piégeage. Cette façon de faire est historiquement une pratique des “petites gens” (cf. Pierre Sansot), c’est quelque chose qui m’a toujours interpellé et qui soulève une remarque, assiste-t-on à une opposition à la chasse ou à certains chasseurs ?
Selon un sondage IFOP de 2017, 84% des Français sont opposés à la chasse à courre, comment expliquez-vous cette écrasante majorité ? Radicalisation du discours anti-chasse et des écolos ?
En 1973, le sociologue Pierre Bourdieu a titré un de ses articles « l’opinion publique n’existe pas ». La façon d’agir lorsque l’on répond à un sondage n’est pas la même que lors d’un vote. Tout dépend de la formulation et du contexte. Ce sondage est donc à nuancer, mais oui l’opposition à la chasse à courre tend à s’élever dans nos études..
Pour le discours, on voit surtout monter une bipolarisation : chasseurs versus opposants. On observe des stratèges dans les deux camps, qui essayent d’avancer, tout comme s’avancent des personnes au discours messianique. Comme dirait Howard Becker, ce sont parfois des « entrepreneurs de morale » : humanisme contre anti-spécisme.
Ce qui transparaît, c’est l’opposition depuis des siècles entre le progrès et la réaction. Les antis-chasse voulant évoluer et progresser, les chasseurs se défendant avec la tradition. Peut-on réduire le débat public à cette opposition plutôt qu’à de réels arguments et d’une réflexion nuancée de part et d’autre ?
En politique, le rapport à la nature est très complexe, tout le monde peut y trouver son compte. Par exemple, le parti Chasse, pêche, nature et traditions [CPNT, ndlr], qui est maintenant engagé à droite, voulait au départ rester en dehors de ce clivage.
Jean Saint-Josse, cofondateur du parti, était au RPR. Pendant sa présidence de CPNT, il a mis un point d’honneur à refuser tout positionnement sur l’échiquier politique. Il était notamment très déçu de la position de la droite sur la chasse, mais également conscient du nombre de communistes et de militants CGT qui ont monté des comités pour défendre des modes de chasse comme les tendelles.
On ne peut pas nier qu’aujourd’hui, le mouvement écologiste, EELV en tête, est parti à gauche. Mais ça aurait très bien pu être l’inverse, ou même partagé entre les deux camps, comme en Italie où certaines organisations de gauche ont pris en charge la question cynégétique [qui se rapporte à la chasse, Ndlr].
L’opposition progressiste et réactionnaire est un vieux classique du genre, mais ça n’explique pas pourquoi les chasseurs sont aussi gestionnaires. S’ils étaient des purs produits du laisser-faire libéral, ils pourraient assumer de tuer, d’aimer tuer des animaux et refuser toute gestion de la nature. La gestion est à l’opposé de la vision rétrograde du chasseur. Certains plantent des haies, recréent des mares et tentent de reconstituer des écosystèmes. C’est complexe.
En face, quelques-uns ont une vision très misanthropique, considérant que sans les hommes, la nature irait bien mieux. Une vision éloignée de l’humanisme et du progressisme de la gauche historique.
La nuance est difficile à trouver dans cette opposition. Sur le terrain, certains écologistes promeuvent une vision très conservatrice de la nature. D’autres réfléchissent à l’avenir du monde. Comme il est très difficile de s’attaquer à la voiture ou à l’agriculture, les chasses dites traditionnelles apparaissent comme une variable d’ajustement.
Côté chasseur, l’argument massue des « chasseurs, premiers écologistes de France » revient sans cesse. Position tenable ou simple slogan démagogique ?
Pendant huit ans, j’ai participé à un conseil scientifique régional pour le patrimoine naturel. Donc côté écologiste cette fois. Leur discours consistait à dire qu’« il faut lutter contre l’emboisement, l’enfrichement et réussir à sauver des territoires devenus rares ». De nos jours, on a soit des plaines (pour les cultures) soit des bois. L’entre-deux disparaît de plus en plus, surtout les milieux humides.
Sur seize personnes, j’étais le seul à avoir une vraie tronçonneuse permettant de faire ce travail. De leur côté, les chasseurs ont pour certains cet équipement et parfois ils sauvegardent des espaces naturels.
Premiers écologistes de France ? C’est parfois exact mais on parle d’écologie anthropique, très loin de l’écologie visant à désengager l’humain de la nature. L’écologie est plurielle. La chasse aussi.
Le vrai clivage est là ? Entre l’écologie anthropique et l’écologie « naturelle » ?
C’est une opposition archétypale, je m’intéresse plus à l’entre-deux, comment les choses pourraient se décanter. De toute façon, ces deux positions risqueraient de poser quelques soucis. Si on jardine la nature à 100%, quid de ce qui resterait de « sauvage ». Si on décide de sortir de la nature, autant commencer à rechercher une autre planète. Nous sommes plus de 7 milliards…
Les chasseurs dépeignent leur activité comme essentielle pour la biodiversité, avec l’argument de la régulation, les antis-chasse parlent de loisir inutile, arguant que beaucoup d’animaux sont élevés et lâchés en pleine nature pour la chasse.
Pourrait-on tendre vers un modèle qui se contente de réguler les animaux sauvages ?
Réguler ça vise à rétablir un équilibre, or ça ne pourra jamais être le cas. Même si ceux qui s’opposent à la chasse l’emportaient, leur posture resterait très humaine. Il y a le rêve d’une nature vierge, qui reviendrait à son état initial avec des animaux partout. Ces vainqueurs seraient presque les rois de la jungle, des survivants qui observeraient une réalité onirique.
En ce qui concerne les pros-régulation, il faut dire qu’aucune activité n’échappe au capitalisme. Lorsqu’il n’y a plus de gibier, on décide parfois d’en remettre, notamment quand certains veulent rentabiliser une économie de la chasse. Les chasseurs sont dans un débat éthique permanent depuis les années 70. Dans une logique où l’on commençait à remplacer des organes chez les humains, on s’est dit qu’il serait possible de remettre des animaux en fonction de la demande.
Il n’y a aucun doute sur la véracité de ce point de vue critique, mais je le vois décliner. Premièrement, à cause de nombreux reproches, mais surtout parce que les chasseurs ne sont pas hors-sols, ils vivent dans la société et que, petit à petit, ils changent. Ce glissement montre que les chasseurs sont eux-aussi pétris par ce qui travaille la société. Chaque époque produit ses humains « sauvages » mais les nouveaux « barbares » se transforment au contact des dits « civilisés », et puis la définition de la « barbarie » se modifie sans cesse.