La modernité a divisé les animaux entre ceux qui sont dignes d’être protégés et aimés et ceux qui servent de matière première à l’industrie. Comment comprendre cette étrange partition entre amour protecteur et exploitation intensive ? Parce qu’elle précède cette alternative et continue de la troubler, la chasse offre un point d’observation exceptionnel pour interroger nos rapports contradictoires au vivant en pleine crise écologique.
À partir d’une enquête immersive menée deux années durant, non loin de Paris, aux confins du Perche, de la Beauce et des Yvelines, Charles Stépanoff documente l’érosion accélérée de la biodiversité rurale, l’éthique de ceux qui tuent pour se nourrir, les îlots de résistance aux politiques de modernisation, ainsi que les combats récents opposant militants animalistes et adeptes de la chasse à courre. Explorant les cosmologies populaires anciennes et les rituels néosauvages honorant le gibier, l’anthropologue fait apparaître la figure du « prédateur empathique » et les rapports paradoxaux entre chasse, protection et compassion. Dans une approche comparative de grande ampleur, il convoque préhistoire, histoire, philosophie et ethnologie des peuples chasseurs et dévoile les origines sauvages de la souveraineté politique.
Au fil d’une riche traversée, cet ouvrage éclaire d’un jour nouveau les fondements anthropologiques et écologiques de la violence exercée sur le vivant. Et, en questionnant la hiérarchie morale singulière qu’elle engendre aujourd’hui, il donne à notre regard sensible une autre profondeur de champ.
Un article Mediapart
Le décès d’un automobiliste tué par un chasseur alors qu’il était au volant, le lancement par le Sénat d’une mission sur la chasse, la mort d’une ourse tuée par le chasseur qu’elle venait d’agresser…
La chasse, qu’il faudrait sans doute cesser d’écrire au singulier tant le terme recouvre des pratiques différentes, est de plus en plus sur la sellette, largement vécue comme une pratique hors d’âge et dangereuse. L’anthropologue Charles Stépanoff, auteur d’un ouvrage de référence sur le chamanisme et spécialiste des mondes sibériens, a publié en cette rentrée un livre à la fois enquêté et ambitieux qui oblige à décentrer un regard médiatique et politique souvent convenu sur les mondes de la chasse.
Les déclarations récentes du président de la Fédération nationale des chasseurs, Willy Schraen, affirmant : « J’en ai rien à foutre de réguler », avant de dire, dans Le Journal du dimanche : « Je pense qu’en matière de police de proximité, les fédérations départementales des chasseurs ont un rôle à jouer pour contribuer à la prévention et à la surveillance des territoires », marquent-elles une rupture avec ces dernières décennies où, ainsi que vous l’écrivez, « les institutions ont promu un modèle toujours plus gestionnaire et moins “sportif” afin de répondre à un double problème : d’une part, la montée de l’hostilité à la chasse dans l’opinion publique, qui ne comprend plus que l’abattage d’animaux puisse être un loisir, et, d’autre part, l’accroissement incontrôlé des populations de grands ongulés » ?
Charles Stépanoff : Je ne pense pas que les institutions de la chasse vont renoncer à la gestion régulatrice, car elles s’efforcent de l’imposer aux chasseurs de la base depuis des décennies, et cette règle est inscrite dans la loi. Face au surnombre actuel des sangliers, les institutions poussent les chasseurs à freiner leur reproduction en tirant sur les femelles et les petits.
C’est une confrontation entre une logique de régulation rationnelle et une éthique de chasse.
…
Vous établissez dans votre ouvrage plusieurs « parallèles entre Sibérie et Occident ». Quelles ressemblances et différences établissez-vous entre les chasseurs que vous avez pu observer dans vos travaux en Sibérie et ceux que vous avez accompagnés dans le Perche ? Les chasseurs d’aujourd’hui sont-ils les héritiers d’une cosmologie traditionnelle présente autrefois en Europe, où les animaux, comme en Sibérie aujourd’hui, étaient des sujets moraux ?
La différence la plus frappante est bien sûr la prégnance chez nous d’une tutelle étatique qui a été capable, au terme d’une lutte séculaire, d’imposer une vision gestionnaire et marchande des animaux. En Sibérie autochtone, c’est très différent, car la chasse n’est pas soumise à l’État ni à une division en classes.
Mais l’enquête de terrain permet aussi de découvrir des ressemblances : les savoirs écologiques et les règles de partage de la viande ont beaucoup en commun en France et en Sibérie. Sur le plan cosmologique, les discours des chasseurs ruraux sur les animaux sont fortement chargés d’émotion et de coloration morale.
Par rapport aux deux formes de relation au vivant inventées par l’Occident, à savoir « l’amour de la nature » et « l’exploitation de la nature », peut-on dire que les chasseurs révèlent que ces deux visions ne sont pas antinomiques ? Et en quoi alors revendiquent-ils collectivement un rapport à l’animal et au sauvage qui ne soit « ni fondé sur la production gestionnaire ni sur la protection dominatrice » ?
On ne peut pas dire « les chasseurs » en général, pas plus qu’on ne peut dire « les musiciens » en y fourrant les sonneurs de biniou, les rappeurs et les chanteuses de pop comme s’ils avaient les mêmes intérêts et la même vision du monde.
Il n’y a rien de commun entre le paysan ardennais qui attrape des grives à la tenderie et le riche amateur de safari en Afrique. Je me suis intéressé en particulier à la chasse terrestre parce qu’elle est inscrite dans un mode de subsistance, à côté de la production de bois de chauffage dans le bosquet familial, la production de cidre et de calva, le potager.
Cela suppose de conserver un rapport avec un « animal gibier », ni « sacralisé comme un animal-enfant ni transformé en animal-matière » ? Qu’entendez-vous par là ?
La modernité occidentale a généralisé deux statuts originaux de l’animal : l’animal-matière, qui sert de minerai dans l’industrie des productions animales, et l’animal-enfant, qui connaît un sort diamétralement opposé : l’animal de compagnie, bichonné et choyé.
L’animal-gibier est un troisième terme qui échappe à ces deux paradigmes : il est exploité mais il garde sa puissance d’agir et sa liberté de vivre dans son monde propre. C’est en tant qu’être capable de résister à l’homme qu’il est chassé, sinon il ne s’agit plus conceptuellement de chasse mais de simple abattage.
N’allez-vous pas trop loin en faisant des chasseurs des « résistants » à une cosmologie moderne fondée sur la partition entre nature et culture dont on connaît les dégâts ?
À nouveau, cela dépend de quels chasseurs on parle ! Les institutions ont organisé la modernisation de la chasse en créant l’élevage hors sol du gibier. Un maillage d’associations communales a été créé à l’instigation de la puissance publique pour écouler la surproduction du gibier-marchandise sous forme de lâchers de tir.
Vous écrivez que « les communautés élargies de la chasse rendent poreuses les limites entre les époques mais aussi les espèces en nouant des liens d’identification entre animaux et humains ». En quoi ?
Ces chasses terrestres sont intéressantes parce qu’au sein d’une société dominée par l’État et l’écriture, elles sont des lieux de transmission orale de savoirs écologiques très locaux et d’une mémoire communautaire. Au XIXe siècle, quand l’entomologiste Fabre faisait cours sur les insectes à l’école, ce sont les gamins qui l’emmenaient dans les champs pour lui montrer des nids d’abeilles sauvages où ils collectaient du miel. Aujourd’hui, ce n’est plus possible : on ne sort plus les gamins des écoles, les gamins n’ont plus ces savoirs vernaculaires et, de toute façon, les abeilles sauvages sont en extinction. Les modes de vie ruraux ne sont plus paysans, ils sont déconnectés des terroirs.
Dans mes observations, les sorties de chasse sont l’un des seuls moments de transmission d’observation et de mémoire entre les anciens et les jeunes : apprendre les lieux-dits d’un village (tous ne sont pas enregistrés au cadastre, c’est une vraie géographie informelle), distinguer une couchette de chevreuil, lire une coulée de lapin, comprendre le sens du cri du geai, savoir dans quel pré il y a une mare avec des tritons, etc.
Le cinéaste et poète Pier Paolo Pasolini, il y a un demi-siècle, notait la « disparation des lucioles ». Que nous raconte aujourd’hui la disparition du petit gibier en général et des perdrix en particulier ?
J’ai eu envie de mener une enquête de sciences sociales sur cet événement historique que nous vivons : la sixième extinction de masse. Pour les habitants, il ne s’agit pas seulement de chiffres qui dégringolent, il s’agit de disparitions au quotidien. La perdrix était l’emblème des campagnes françaises depuis des siècles ; en Beauce, il y a quelques décennies, sa chasse était l’occasion de réunions de presque tous les villageois, suivies de repas familiaux festifs. Or les effectifs des perdrix se sont effondrés de 95 % en 30 ans, entre autres à cause des néonicotinoïdes : un cataclysme inouï dont tout le monde m’a parlé. Q
Existe-t-il aujourd’hui une ou des luttes des chasses comme il existe une ou des luttes des classes ? Et si oui, ces dernières se superposent-elles ?
Bien sûr puisque nos classes sociales se sont en grande partie constituées dans leurs rapports au monde sauvage. Les souverains et les nobles se sont approprié un rapport fusionnel à la faune en disqualifiant comme « braconnage » les usages vivriers du peuple. La chasse bourgeoise se constitue après la Révolution française autour d’une conception exclusive de la propriété privée : elle se manifeste aujourd’hui dans l’engrillagement des parcs de chasse privés. Et depuis la Renaissance s’est développée une classe intellectuelle urbaine qui affirme une dignité sociale issue des livres et qui cultive un regard contemplatif sur la nature en rejetant la prédation.
En quoi l’univers de la chasse nous permet-il de cerner une division du travail non seulement social, mais aussi une division du travail moral, à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines ?
Prenons l’exemple du loup : d’après les sondages, la grande majorité d’entre nous aiment et admirent les loups sans l’avoir jamais vu ; il y a par ailleurs les bergers qui cohabitent avec les loups et nourrissent contre eux une rancœur féroce ; et il y a les louvetiers qui ont le droit d’abattre des loups en tant que représentants de l’État. Tuer les loups reste un privilège de la souveraineté régalienne, comme sous l’Ancien Régime.
Par comparaison, ces différentes attitudes sont réunies dans les mêmes personnes en Sibérie : les éleveurs nomades aiment et respectent le loup comme un esprit, mais ils le tuent quand c’est nécessaire. Dans une société de classe comme la nôtre, ces diverses émotions sont distribuées entre catégories sociales séparées : c’est ce que j’appelle une division du travail moral et j’en examine les origines depuis la Renaissance.
Votre livre ne cesse de faire des allers-retours entre le très contemporain et les siècles passés. Pourquoi vous semble-t-il possible et nécessaire de remettre en question la révolution néolithique qui aurait séparé le sauvage et le domestique dans notre rapport aux animaux ?
C’est le terrain qui m’a projeté dans des querelles séculaires qui ne peuvent être comprises sans recul historique. Les conflits actuels sur la clôture des forêts, l’interdiction de collecter du bois sec gisant, l’appropriation du gibier par les grands propriétaires : c’est le prolongement de conflits entre une affirmation de souveraineté propriétarienne et une revendication de droits d’usage des communautés d’habitants.
Depuis le Néolithique, les modes de vie paysans combinent l’utilisation de ressources domestiques et de ressources sauvages, d’animaux d’élevage et de gibier. Le bois de chauffage, les structures des maisons viennent de la forêt, qui est peuplée d’habitants et de troupeaux : il n’y a pas d’existence paysanne sans la forêt. Il est absurde de croire que le mode de vie paysan néolithique est fondé sur un rejet du monde sauvage. L’exclusion des communautés paysannes des forêts est l’œuvre du pouvoir seigneurial puis royal, elle a contribué à faire naître l’utopie d’une nature vierge et inhabitée.
Le sentiment antichasse est ancien, puisqu’on le trouve par exemple déjà chez le philosophe grec Pythagore. Comment a-t-il évolué ? Et pourquoi allez-vous jusqu’à parler d’un travail « d’épuration morale à l’œuvre, menant à l’avènement d’une attitude de protection sans mélange, intolérante à la violence, qui se retourne contre la chasse elle-même sous toutes ses formes » ?
Certaines critiques de la chasse sont constantes de l’Antiquité à nos jours : la barbarie et l’animalité du chasseur trop proche des bêtes. D’autres ont évolué : le thème pythagoricien de la réincarnation d’âmes humaines dans les animaux est oublié et a été remplacé par l’attention à la souffrance animale, surtout à partir de 1750.
Les critiques contre la chasse viennent de l’extérieur mais aussi des chasseurs eux-mêmes : au XIXe siècle, les plus virulentes attaques contre les braconniers sont portées par des chasseurs bourgeois qui les accusent de cruauté, barbarie et bestialité. Ironie de l’histoire, ces accusations sont aujourd’hui portées de l’extérieur contre l’ensemble des chasseurs.
Pourquoi ne peut-on, ainsi que vous l’écrivez, « postuler la réalité historique d’un processus de civilisation corrélant dans un même progrès moral sensibilité à la souffrance des bêtes et compassion envers les hommes » ?
Les critiques de la chasse sont très liées à la notion de civilisation et ce depuis les Anciens. La barbarie du chasseur offense l’image que la civilisation se donne d’elle-même. Souvent, on entend dire en France : « Je comprends la chasse chez les indigènes en Afrique ou en Amazonie, mais dans notre société civilisée, ça n’est plus admissible. » On voit bien que derrière se joue une certaine vision de l’évolution des sociétés. La chasse convient aux sociétés « primitives », mais chez nous elle est scandaleuse car elle remet en cause notre autodéfinition comme société civilisée, débarrassée des enjeux de subsistance. T
Joseph Confavreux