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Chaque année depuis 1990, l’association municipale de chasse de Chambles (Loire) organise un ball-trap sur un site naturel classé Natura 2000. Une activité qui engendre pollution au plomb et au plastique, dans l’indifférence des autorités locales.
Chambles surplombe les gorges de la Loire. A 600 m d’altitude, ile village offre au regard de superbes panoramas sur le fleuve, le barrage de Grangent, la plaine du Forez, le château d’Essalois. Ses tours médiévales, sa petite auberge et ses chemins de randonnée attirent en cette fin d’été des dizaines de touristes, malgré la fermeture du lieu pour travaux. Sur le parking enherbé, des vacanciers bouquinent à l’ombre des arbres, bien calés dans des chaises pliantes. Sans se douter qu’il suffit de marcher quelques dizaines de mètres pour écorner la carte postale de “ce site remarquable” vanté par l’Office de tourisme Loire-Forez et le journal de 20 heures de France 2, le 31 août.
Courbé au-dessus de l’herbe jaunie, Patrick Martin, 65 ans, ramasse en pestant les petits morceaux de plastique et d’argile orange qui jonchent la prairie et la forêt. “Les chasseurs laissent toute leur merde. On est tombé sur un bon nid, y en a partout, on peut pas faire un pas sans en trouver. Tout est pollué”, s’emporte le retraité chamblou. En quelques minutes, un bocal d’un litre est rempli de bourres, ces morceaux de plastique qui contiennent la grenaille de plomb des cartouches de fusil.
Ce sont les restes du ball-trap de l’association municipale de chasse (Acca) de Chambles. Chaque année, pour la fête des mères, 1 500 personnes se pressent sur le site pour voir les chasseurs se défier au tir sur pigeon d’argile, partager une soupe ou des tripes. Coronavirus oblige, il n’a pas eu lieu en 2020. Mais les bourres de cartouche et les pigeons fracassés se sont accumulés sur le site depuis 30 ans.
“Le plomb est redoutable pour sa toxicité”
Des rebuts auxquels s’ajoute une autre pollution, moins visible. A chaque cartouche tirée, ce sont 24 grammes de billes de plomb qui se dispersent dans la nature. “Le plomb, c’est un toxique horrible. On est dans une zone Natura 2000 [depuis 2005], avec des oiseaux comme le hibou grand duc ou le milan royal”, rappelle Patrick Martin. Sur son ordinateur, il nous montre des photos d’arbres aux feuilles rouges, prises après les précédentes éditions. “Quinze jours après le ball-trap, vous revenez, la cime des arbres est toute niquée”, poursuit-il. Alors, cet opposant de longue date aux chasseurs locaux – depuis qu’il a retrouvé sa jument camarguaise “avec des plombs dans le cul” – a décidé de “leur faire un peu de pub” en répondant à notre enquête collaborative #AlertePollution. “Un ruisseau plus bas charrie le plomb dans la Loire”, s’alarmait-il dans son message.
L’affaire ne se résume pas au ball-trap de Chambles. Chaque année, 8 000 tonnes de plomb sont déversées dans la nature par les chasseurs et les amateurs de pigeon d’argile, selon une étude de l’Inserm datant de 1999 (PDF). Une enquête plus récente (PDF en anglais), menée par l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) en 2018, évalue la pollution à 21 000 tonnes de métal pour l’Union européenne.
“Le plomb est un élément redoutable pour sa toxicité”, confirme Claude Grison, chercheuse au CNRS et directrice du laboratoire de Chimie bio-inspirée et innovations écologiques. “Aujourd’hui, il n’y a plus de plomb dans l’essence, dans les peintures, et on fait beaucoup d’efforts pour l’éviter coûte que coûte dans les processus industriels, poursuit Claude Grison. A côté de cela, pour des activités de confort [la chasse et également la pêche], on a à peine le droit d’en parler. C’est une activité traditionnelle, très difficile à remettre en cause”.
Un poison pour les animaux et les plantes
Spécialisée dans la dépollution de sites miniers ou industriels, la chercheuse rappelle que “dans une plante, un animal ou un humain, il doit y avoir zéro trace de plomb”. L’élément “est toxique même à faible concentration”. Chez les animaux comme chez l’homme, “le plomb est un poison non spécifique qui affecte la plupart des fonctions de l’organisme, avec des effets négatifs sur l’état de santé général, la reproduction ou encore le comportement, pouvant conduire à la mort”, résume l’Echa dans son étude de 2018. Un ensemble de symptômes regroupés sous le terme de saturnisme.
Pour une plante, “premier élément de la chaîne alimentaire”, “le plomb peut interférer indirectement avec la photosynthèse. Elle souffre alors de chlorose, elle perd son pigment vert, la chlorophylle, essentielle à son fonctionnement”, complète Claude Grison. Si, en l’absence d’analyse de feuille, elle ne peut pas certifier que c’est bien le phénomène observé par Patrick Martin les années précédentes, elle juge l’hypothèse probable. En forêt, la dispersion du polluant peut être accélérée : l’humus constitue une source de produits naturels acides, “qui rend le plomb plus mobile, plus soluble dans l’eau, ce qui va faciliter sa dispersion et son assimilation par différents organismes vivants”.
S’il rejoint un cours d’eau, comme celui qui coule à moins de 100 m des lieux du ball-trap avant de se jeter dans la Loire, c’est encore plus grave. “La pollution du milieu aquatique est la plus problématique”, appuie Claude Grison, parce ce que ce dernier est particulièrement sensible à la toxicité du métal.
En France, il est d’ailleurs interdit depuis 2006 d’utiliser de la grenaille de plomb dans les zones humides. Enfin, le plomb peut pénétrer dans la chaîne alimentaire et remonter jusqu’aux… chasseurs. Dans un avis rendu en mars 2018, l’Agence nationale de sécurité sanitaire alimentaire, de l’environnement et du travail (Anses) constate que “le gibier sauvage présente des concentrations en plomb supérieures à celles observées chez les animaux de boucherie” et estime nécessaire d’en limiter la consommation pour les femmes en âge de procréer et les enfants.
Pour tenter de quantifier ce problème à Chambles, nous avons réalisé quatre prélèvements de terre dans la prairie et la forêt, que le laboratoire de Claude Grison a analysés. Trois présentent des teneurs en plomb normales, comprises entre 28 et 38 mg/kg. Le quatrième, prélevé dans la forêt, contient 264 mg/kg. Nettement au-dessus de la valeur limite dans les sols de 100 mg/kg, mais dans le haut de la fourchette de tolérance fixée entre 100 et 300 mg/kg. “L’autre échantillon prélevé dans la forêt est bien inférieur, nous sommes dans un cas où il faut approfondir les analyses. Nous avons soulevé une question, mais c’est encore trop fragile pour faire le lien avec l’activité du ball-trap”, analyse Claude Grison. D’autres prélèvements seraient nécessaires.
“C’est pas de la pollution”
Assis dans sa véranda, qui donne sur les plaines du Forez, André Cros, président de l’Acca depuis deux ans, minimise le problème. “C’est pas de la pollution, les avions et les voitures, ça en fait bien plus, on tire là un jour et demi par an”, argumente le chasseur, avant d’assurer que “le plomb, ça pollue pas, enfin ça dépend la dose que vous mettez”. Relancé sur les déchets retrouvés sur le site, il s’étonne, refuse de regarder nos photos et assure que son association “ramasse tout avec un tracteur” le lendemain de la manifestation.
Le menuisier de 65 ans poursuit en expliquant que les étuis de cartouche du ball-trap – dont le cuivre constitue une autre source de pollution – sont amenés à la déchetterie. Nous n’en avons en effet pas retrouvé sur place pendant notre visite, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Un autre habitant de Chambles nous a montré un magma de cartouches brûlées, retrouvé sur place après l’édition 2005, si l’on en croit la date inscrite au dos de l’affiche qui l’accompagne. André Cros enchaîne ensuite en s’en prenant aux autres usagers de ce site très fréquenté.
Il faut voir ce qu’on ramasse sur les chemins à cause des randonneurs, des VTT. Y en a qui se croient écolos, mais il faudrait voir l’écologie qu’on pratique nous, on laisse rien traîner. Mais on peut pas nettoyer toute la nature.à franceinfo
La conversation se termine par la promesse d’aller voir sur place pour “faire le nécessaire” et des paroles rassurantes sur le risque de contamination des cours d’eau. “Le ruisseau, on en est loin, il n’y a aucun souci”, balaye-t-il.
Il est permis d’en douter. Pour gagner le lit du ruisseau de la Garde, il faut descendre un chemin qui serpente sur une crête rocheuse au-dessus de la Loire. Quelques minutes d’observation suffisent pour repérer au bord du mince filet d’eau, sous les cailloux, un morceau de pigeon d’argile orange fluo. “Ah bah voilà, ça, c’en est un !” triomphe Gérard Fraisse, un ami de Patrick Martin qui nous a guidés jusqu’ici en nous certifiant que la pollution du ball-trap affectait le ruisseau.
“Le lobby des chasseurs”
Comme son compère, il peste contre la mairie, accusée d’être au service des chasseurs. Le prédécesseur d’André Cros à la tête de la chasse locale est d’ailleurs conseiller municipal délégué, en charge des “bâtiments communaux, assainissement et environnement”. “Le lobby des chasseurs pèse ici 200 électeurs sur une commune de 1 000 habitants. La personne de l’opposition qui se présentait cette année, elle ne parlait pas du ball-trap pour ne pas se mettre les chasseurs à dos”, croit Gérard Fraisse. Joint par téléphone pendant ses congés, le maire, Pierre Giraud, écourte la conversation après avoir martelé que “le ball-trap a toutes les autorisations de se tenir” et renvoie la cartouche chaude à son premier adjoint.
C’est pas quelques cartouches qui vont polluer.à franceinfo
Ce dernier relève qu’il n’y a “jamais eu de souci” avec le ball-trap. Devant les photos des bourres de plastique qui jonchent le sol, le premier adjoint André Peyret lâche : “Je ne comprends pas que les fournisseurs n’aient pas remplacé ce plastique par quelque chose de biodégradable”. Même réponse sur le plomb : “Je ne sais pas où ils en sont, mais je crois que les fabricants sont en train de se pencher sur des solutions évitant le plomb.”
Ces solutions existent déjà, avec les cartouches à grenaille d’acier, un peu plus chères. En se basant sur les conséquences de l’interdiction en vigueur dans les zones humides, l’Echa estime tout de même que “le coût d’adaptation pour un chasseur est limité” et préconise un durcissement de la réglementation. “Il n’y a pas qu’à Chambles. Il faut remplacer les munitions au plomb par d’autres métaux, partout et tout le temps. On a mis du temps à l’obtenir pour les zones humides, on continue de le demander pour le reste”, estime Patrick Balluet, président de la Ligue de protection des oiseaux dans la Loire.
La Fédération nationale des chasseurs (FNC) réclame du temps. “Le monde de la chasse a beaucoup évolué à l’initiative de son président Willy Schraen, assure Thierry Coste, conseiller politique de l’organisation. Il a dit en mars dernier qu’il était favorable à l’interdiction de la grenaille de plomb moyennant une période de transition pour trouver une munition de substitution”. Selon lui, “80% du parc des fusils ne peut pas utiliser l’acier parce que la pression est trop forte pour avoir le même résultat”. La FNC réclame un “programme de recherche et développement” européen pour régler ce problème et celui de la bourre de plastique, qualifiée par Willy Schraen dans son livre Un chasseur en campagne (Gerfaut) de “pollution évidente qui n’est pas digne de l’orientation écologique que nous souhaitons donner à notre passion”.
En attendant, la mairie de Chambles “va voir ce qu’on peut faire pour la prochaine manifestation”, hasarde André Peyret à la fin de notre entretien. Patrick Martin lui, ne compte pas lâcher l’affaire. Si le ball-trap s’était tenu cette année, il avait prévu de barrer la route d’un message rageur, mais poli : “Le parc Natura 2000 vous remercie”.